CEUX QUI VONT SUR LA MER
(suite de “Un passé englouti”)
LE SEUIL DE L’AUTRE MONDE
En Penn-Ar-Bed (finistère), la mer devient la porte d’accès d’un autre monde. La pointe du Raz particulièrement, est considérée comme le lieu de départ pour cet autre monde dans la tradition populaire. Le lieu où toutes les âmes des morts, appelées Anaon en breton, viennent pour attendre que le Bag Noz, le bâteau de nuit, les amènent vers cet au-delà, direction plein ouest. A Plogoff on raconte qu’un pêcheur tenait le rôle de passeur pour ces âmes. “Le nom de Tremeneur, ‘le passeur’, signale encore aujourd’hui les familles où se transmettaient de père en fils, cette charge.” (extrait Guide de la Bretagne Mystérieuse)
Pointe du raz, finistère, île de sein au loin
Cette croyance ancienne était sérieusement respectée et ce au-delà des terres bretonnes, puisque le Roi Franc lui même aurait excempt les habitants de ce territoire de payer des taxes, en rapport à cette lourde charge qu’ils portaient.
“Bien que sujets des Francs, les Bretons des côtes d’Armorique ne leur paient cependant aucun tribu. Car ils se disent chargés par les Dieux, de conduire les morts dans l’autre monde.” (documentaire “La Grande Troménie”, de Fabrice Maze)
Cette croyance que la mer de l’ouest abrite une terre d’un autre monde où se rendent les âmes des trépassés, vient très certainement de la tradition celtique. En effet, pour les Celtes, le Tir Na Nog, la Terre des Jeunes, ou l’île d’Avallon, se situe à l’ouest, là où le soleil se couche.
soleil couchant, pointe du raz, Finistère
“Nous sommes ici à l’extrême occident du continent Eurasiatique: il n’y a apparemment plus de terre entre la pointe du Raz et l’endroit inaccessible où le soleil descend dans les flots. Cela suffit pour que l’Armorique ait été considérée comme le lieu d’embarquement des défunts pour l’au-delà, le temple du soleil couchant.” (extrait Guide de la Bretagne Mystérieuse)
L’HERBE D’OR
Dans “L’Herbe d’Or”, écrit par le célèbre auteur breton Pierre Jakez Hélias, Pierre Goazcos fait partie d’une lignée de pêcheurs particulière. En effet, de père en fils, ils naissent avec un appel transcendant de se mettre en quête de l’autre monde. Une quête mystique et existentielle, qui se vit sur la mer de l’ouest.
“Peut-être quelques-uns d’entre eux avaient-ils trouvé le passage, qui sait. Son père, le taciturne, quand son fils hasardait timidement une question sur leur quête ancestrale, se bornait à répondre: cherche toi-même.”
L’histoire commence un lendemain de tempête terrible ayant engendré un raz de marée sur un bout de côte du Finistère. L’évènement est dramatique, les flots ont quasiment tout détruit du village. Certains ont perdus la vie. Heureusement les marins avaient tous évidemment senti la tempête approchée, et s’étaient abstenus de sortir cette nuit là. Tous, sauf un. Pierre Goazcoas et son bâteau L’Herbe d’Or, qui a vu dans cette tempête, le signe parfait pour saisir sa chance d’accéder à l’autre monde. Pourquoi? Parce que la tempête arriva un soir de noël, et l’on dit que le soir de noël, comme les tempêtes, sont des moments où le voile entre les mondes s’efface…
Je suis arrivée à Douarnenez par un soir de tempête. Quand on vit sur la côte, le vent est une présence aussi importante que la mer. Ces deux éléments se fuient, se cherchent, s’affrontent et dansent ensemble, perpétuellement. Le vent porte les embruns, le vent soulève les vagues, le vent pousse les voiles. Aux habitants, il leur fait remarquer sa présence par son chant, insistant, qui semble vouloir entrer par les fenêtres et la moindre ouverture de leurs maisons. Il est parfois d’humeur tranquille, et leur chante des berceuses douces pour les endormir. Parfois d’humeur taquine ou ravageuse, et quand il décide de s’allier à la mer, la tempête donne naissance au raz de marée.
Mais les tempêtes, malgré les naufrages et les disparus, n’arrêtent pas ceux qui vont sur la mer, d’y retourner.
LA MER(E) DES MARINS
Dans ma famille côté paternel, le lien avec la mer est très fort, elle fait quasiment partie de la famille. Les hommes sont marins-pêcheurs en territoire vendéen depuis plusieurs générations et les femmes, femmes de marins, mères de pêcheurs. La mer on la respecte, on la craint, on lui doit tout, la vie et la mort. On la chante, on la prie, on se tait dans un silence que seuls ceux qui la prennent savent de quoi parle ce silence. Mon grand-père aimait me raconter, non sans fierté, la dure vie de marin. Les nuits sans sommeil, à veiller au milieu d’une mer déchaînée, les rencontres avec les dauphins qui souvent s’amusent à accompagner un temps les bateaux des pêcheurs, les histoires terribles de naufrages. Ma grand-mère elle, me racontait la vie d’une femme de marin, celle qui reste à terre à attendre le retour sain et sauf de son mari, à passer les jours de son absence à assumer les tâches et responsabilités du quotidien seule, avec une oreille toujours branchée sur la radio qui diffuse en continue les nouvelles de ceux partis en mer. A prier plusieurs fois par jour, pour ne pas entendre la voix du présentateur prononcer le nom de son mari parmi un des disparus.
Mer de mon enfance
Face à la mer, on reconnaît avec humilité sa puissance, sa force qui nous dépasse nous humains. Alors on la prie, pour la remercier de ce qu’elle nous donne, pour lui montrer notre respect, pour lui demander d’épargner nos vies. On lui parle, comme une entité à part entière, avec son intelligence, son caractère, ses exigences.
On le fait individuellement, intérieurement, dans nos petites habitudes et tâches du quotidien. Et collectivement, lors de longues soirées entre proches et voisins à chanter (fort) les chants de marins, ou aussi plus dramatiquement, lors d’un rituel de recueillement: la fête de la mer. Pendant cette journée, qui a lieu en été généralement, les bateaux des marins sortent ensemble au large du port, accompagnés par le bateau de la SNSM (sauveteurs en mer). Les navires sont chargés de grandes gerbes de fleurs, qui sont lancées sur l’eau en l’honneur des âmes des frères perdus, avalés par les flots. Petite, je montais à bord du bateau de mon oncle lors de cette fête, et je sentais la profondeur derrière le visage de ces hommes. Ils semblaient porter le poids d’un mystère dont ils sont les gardiens,et qu’ils ne peuvent dévoiler.
Pour ces humains vivant en étroite relation avec la mer, celle-ci est généreuse car elle donne la vie en offrant une abondance de nourriture. Elle est aussi dangereuse et fatale, en prenant la vie de certains d’entre eux.
Bateau de la SNSM présent lors du pardon de la mer