13 - LA MORT
CARNET D’EXPLORATION
Je profite de cette période de “fête des morts” pour ouvrir mon deuxième carnet d’exploration sur le thème de la mort. Un temps rare, que nous dédions collectivement à nos morts. “Nos” morts, comme s’ils nous appartenaient, encore plus que quand ils étaient vivants. Comme si la formule possessive nous aidait à les tenir près de nos coeurs, encore un peu, encore un jour. Dit-on “nos” vivants ? On devrait peut être, avant qu’ils ne deviennent, nos morts.
Pourquoi commémorons-nous les défunts pendant cette période de l’année ? Quelle est l’origine de cette tradition? Que disent nos rites funéraires des liens que nous avons avec la mort ? Quels liens avons-nous avec nos défunts ? Et comment les autres peuples/cultures vivent ces mêmes liens ? Que savons-nous de la mort ? Comment et pourquoi les bretons ont-ils un lien si particulier avec la mort ? Quelle conception métaphysique nos croyances révèlent-elles à ce sujet? La mort est-elle nécessairement dramatique ? Quelle est la signification symbolique de la mort ? Comment et pourquoi pourrions-nous repenser la mort ?
Et d’autres questionnements que j’explore au sein de ce carnet …
Monts d’arrée, Bretagne, 2025
LES MORTS ET LES VIVANTS (1)
UNE NUIT SURNATURELLE
J’ai eu envie de commencer cette exploration par le commencement: pourquoi a-t-on choisi cette période de l’année pour fixer un temps de connexion avec les défunts, et pourquoi cette idée de voile entre les mondes qui s’efface à ce moment là précis? Petite révision:
UNE NUIT SURNATURELLE
Avant Halloween et la Toussaint, il y avait Samain. La fête la plus sacrée pour les Celtes. Samain marquait la fin de l’été, le début de la saison sombre et surtout le début de la nouvelle année. Elle était célébrée à la pleine lune la plus proche du 1er novembre. Car le calendrier celtique était de type lunaire, l’année était divisée en douze mois lunaires avec un treizième mois pour faire coïncider le cycle lunaire et solaire. Ce calage sur la lune provoquait d’autres spécificités : « les gaulois considèrent la tombée de la nuit comme le début de la journée officielle »*. C’est donc tout naturellement que l’année celtique débutait au commencement de la période la plus sombre, « la nuit », de l’année.
calendrier celtique de Coligny , France, IIè siècle.
Les celtes d’Irlande (et peut être aussi les autres mais nous n’avons pas assez de preuves pour l’affirmer) célébraient Samain pendant au moins 3 nuits, ou bien 3 nuits avant et 3 nuits après la pleine lune. Dans tous les cas, cette période de fête, hautement sacrée et obligatoire, était vue symboliquement comme une seule et longue nuit de Samain.
Au cours de cette longue nuit, le Roi présidait, les clans se réunissaient et étaient soumis à des règles on ne peut plus strictes *« c’était la coutume que fut mis à mort quiconque commettait violence ou vol, qui frappait quelqu’un ou se servait de ses armes. »
Des règles extrêmes, mais qui posaient un cadre de paix permettant l’échange de bons procédés, la cohésion entre tous, au sein d’une même identité gaélique: « Le festin de Tara était une assemblée royale et générale, tel un parlement. Tous les savants d’Irlande s’y rencontraient tous les trois ans au moment de Samain afin d’y ordonner et d’y renouveler les règlements et les lois, d’y approuver les annales et les archives d’Irlande. »*
chaudron de gundestrup en argent, IIè siècle av JC, représentant des scènes de la mythologie celtique
Tout ce joyeux monde pouvait ainsi festoyer de tout son soûl, à base d’hydromel, de cervoise et de vin (plus rare). C’était une véritable orgie autant de boissons que de nourriture. Jean Markale précise l’intention de cette orgie : atteindre l’ivresse oui, mais une ivresse destinée à se mettre en connexion avec l’autre monde, le monde des dieux, des esprits, des fées. « Le festin de Samain, avec ses excès, ses outrances, son ivresse, ramène étroitement à d’antiques traditions qui concernent la Déesse des commencements. » « Car l’orgie est un rituel sacré dont on a oublié le but : dépasser la condition humaine en réveillant toutes les ressources de l’être afin de parvenir au surnaturel, voir au divin. »*
Dans ce contexte, Samain était considérée comme une nuit magique. « Grandes étaient les ténèbres cette nuit là… Tous avaient peur des fantômes qui rôdaient dans la forteresse. »*
Car à Samain, le voile entre les mondes s’efface et les gens peuplant le sidh, cet autre monde où se réfugièrent les anciens habitants de l’Irlande avant l’arrivée des Celtes, les Tuatha Dé Danann (les tribus de la Déesse Dana, big up à Manau oui oui), devenaient de nouveau visibles aux humains. Derrière le voile se trouvent aussi les âmes errantes, les morts, les fées et autres créatures. Le temps de Samain, le monde des vivants et l’autre monde ne faisaient qu’un. Dans les récits mythologiques irlandais, nombreuses sont racontées les rencontres extraordinaires entre hommes et êtres surnaturels au cours de cette longue nuit spéciale. « Dans la nuit de Samain, les frontières entre la vie et la mort ne sont plus des barrières infranchissables, et chacun peut passer d’un bord à l’autre sans problème »*.
Halloween (« la veille de tous les saints »), fête populaire et folklorique, a gardé l’idée de ce moment surnaturel où les mondes visibles et invisibles s’interpénètrent. La tradition catholique s’est aussi calée (non pas hasard) à sa manière sur l’ancienne coutume celtique à travers la Toussaint, célébration de tous les saints,faisant écho à la connexion avec les dieux, et le jour de commémoration des défunts, suivant l’idée de la présence de l’autre monde. Cette période de Toussaint/Halloween se déroulant sur 3 jours et 3 nuits, mélangeant plusieurs traditions, est bien l’héritage de cette ancienne nuit de Samain.
entrée du Brug-Na-Boyne ou cairn de Newgrange, considéré par les celtes comme l’une des demeures des Tuatha Dé Danann, dieux et déesses habitant le sidh. Lors de Samain, il était possible de les rencontrer dans n’importe quel tertre ou cairn.
*Citations extraites de l’excellent livre de Jean Markale que je recommande fortement: “Halloween, histoire et traditions”
Pour tenter de se figurer l’atmosphère de cette nuit surnaturelle à l’époque celtique, rien de mieux que de se plonger dans un de ses récits mythologiques…
Le Prince Coonla et la fée à la barque de Cristal
Un jour, le roi et son fils chevauchaient au bord de l’océan, près des anciens tertres. Les druides disaient que ces tertres avaient été édifiés par une race de géants et qu’ils étaient habités par les premiers dieux, les Tuatha Dé Danann, le peuple de la Déesse Dana. Ils ajoutaient que d’autres tertes pouvaient abriter aussi un peuple féérique qui restait invisible à la plupart des mortels. Ils appelaient cet autre monde, le Sidh.
D’étranges légendes hantaient ces lieux. Ceux qui osaient passer la grande nuit de Samain sur ces tertres risquaient la folie. Seuls quelques rares élus en revenaient auréolés d’une gloire surnaturelle et devenaient de grands poètes et des devins. Des bardes aimés et respectés. Ils avaient reçu, lors de cette nuit, don de poésie et de prophétie.
(extrait de “Keltoi, légendes des premiers celtes” de Ozegan, reprenant les textes originaux en gaélique médiéval traduits mot par mot par l’University College Cork d’Irlande)